Vous connaissiez sans doute le Mali, le Sénégal ou la Mauritanie ? Le Burkina Faso, la Gambie ou la Guinée peut-être ? Et bien l’histoire que vous allez lire se déroula quand tous ces pays eurent disparu et que fut fondée la Fédération du Mandé, la nation des survivants de l’Afrique de l’Ouest. Celle de ceux qui avaient abandonné les capitales dévastées et les grandes villes côtières submergées par la montée des océans. Ceux qui avaient survécu à l’absence de pluie et à l’assèchement des fleuves et rivières. Ceux qui ne moururent pas empoisonnés par les pollutions industrielles ou par la Bryum cyanide, cette plante qui avait envahi toutes les zones cultivables. Ceux-là abandonnèrent leurs terres pour se regrouper et survivre. Ils coulèrent des dalles de béton hautes de centaines de mètres et construisirent leurs nouvelles villes, loin au-dessus du sol corrompu.
L’histoire est celle de Lalla Arkia, la danseuse. Tout le monde avait entendu parler d’elle. Sa grâce et sa beauté étaient louées de tous. Grande maîtresse de son art, on racontait que sa dance envoûtait les cœurs les plus insensibles et les remplissait d’allégresse. Lalla était née plus de cent ans après la Contamination et avait grandi à Bamada, la nouvelle capitale. Toute sa vie, elle avait vécu, étudié et travaillé dans des immeubles sans fenêtres où la notion d’extérieur restait complètement abstraite. Son univers était confiné et jamais elle n’avait été au dehors, contempler le ciel ou fouler la terre. Lalla était une enfant du dedans et la question de ce qu’il y avait au-delà des murs de son monde ne la taraudait pas.
Tout cela changea quand le Président du Conglomérat Unique de la Fédération, le CUF, la contacta personnellement pour parler réhabilitation du territoire, repeuplement et cérémonie d'inauguration.
- Voyez-vous, lui avait dit le Président, au CUF, nous investissons pour un futur où les rêves de nos aïeux pour l'Afrique seront enfin une réalité. Nous voulons restituer à nos concitoyens les terres confisquées par les colonisateurs, puis les dictateurs et enfin la nature. C’est pourquoi nous avons achetez la région de Néo Bakel, bien qu’elle fût dangereuse et stérile. Nos ingénieurs et chercheurs ont travaillé sans relâche pour réparer les erreurs environnementales du 20ème et 21ème siècle. Nous avons assaini la terre, réintroduit la nature pour rendre la zone habitable. Nous sommes maintenant en mesure de relancer l’immobilier et de permettre aux gens d’acquérir des terrains et de venir s’y installer. C’est un succès sans précèdent que nous voulons commémorer et fêter comme il se doit. C’est pourquoi nous avons pensé à vous, la meilleure danseuse qui soit pour l’inauguration. Nous vous paierons largement pour votre prestation et tous vos frais seront pris en charge.
Le président avec un regard éteint enchaînait les phrases pompeuses sans passion. Il était venu faire des affaires rien de plus. Au fond, Lalla ou une autre peu lui importait. Ce qui comptait c’est que sa cérémonie reste dans les annales. Lalla n’aimait pas le président et son air hautain. Il était faux et vaniteux, mais il lui faisait une offre qu’elle ne pouvait refuser. La chance de sortir de Bamada, l’Aérienne. Une chance que n’avait pas le commun des mortels. Vieux schnock antipathique ou non, elle ne laisserait pas passer une telle opportunité.
- Je danserai à votre inauguration.
Dès qu’elle eut dit oui, tout alla très vite pour Lalla. Le CUF obtint pour elle et ses musiciens un laissez-passer pour la basse ville, l’espace tampon entre le sol contaminé et les zones d’habitation. La basse ville n’avait de ville que le nom. Il s’agissait en fait d’une succession d’ascenseurs et de couloirs en béton armé au bout desquels un hangar abritait des centaines de véhicules blindés. Là-bas, Lalla et son groupe embarquèrent dans l’un des tanks les plus imposants pour deux jours de route sans pause. Le trajet fut pénible. Même après une vie passée derrière des murs, Lalla ne put se débarrasser de la sensation d’oppression et d’être prise au piège dans une boite roulant vers une destination inconnue. Cependant, malgré son désarroi, la curiosité et l’excitation se frayaient un chemin dans son cœur à mesure que les heures passaient. A quoi ressemblait ce monde du dehors ? Les humains méritaient-ils encore de le parcourir librement ? Y avait-elle sa place ? Succomberait-elle à l’ivresse des grands espaces ? Autant de questions auxquelles l’arrivée à Néo-Bakel n’apporta pas immédiatement de réponse car du hangar où les véhicules furent garés, les nouveaux arrivants furent directement conduits dans la zone de résidence qui comme tous les bâtiments de l’époque n’avait pas de fenêtres.
- Profitez de vos appartements et d’un repos bien mérité ce soir, leur avait-on dit. Demain matin, nous nous retrouverons à l’Atrium pour commencer avec les préparatifs de l’inauguration.
- Mayi, les villageois doivent rester à l'écart du marigot.
- Je sais, je sais. Mais la parcelle est loin du marigot. Ne t’inquiète pas. Tu verras, tout ira bien.
- Certaines choses ne doivent pas être changées, et parfois le progrès coûte plus cher que ce que l'on est prêt à payer. Mayi, je me répète, personne ne doit toucher au marigot.
Lalla émergea de son rêve, la gorge nouée et le cœur battant. Le souvenir du cri d'agonie qui avait déchiré les ténèbres de son inconscient la glaçait encore d’effroi. Mayi ? Le marigot ? Lalla n’y comprenait rien. Ce qu’elle avait vu et entendu ne faisait aucun sens mais elle avait l’intime conviction qu’il s’agissait d’une fenêtre ouverte sur le passé. Lalla resta un long moment sans bouger, respirant profondément pour se calmer. Les yeux fermés, elle s’adonna à sa méditation favorite, imaginer de nouvelles chorégraphies et parvint ainsi à se libérer l’esprit. De brèves ablutions achevèrent de l’apaiser ; si bien que ce fut d’un pas allègre et déterminé qu’elle se rendit à l’Atrium un peu plus tard. Là-bas, beaucoup de monde était déjà attroupé autour d'un long podium sur lequel se tenait Le Président du CUF entouré d'une brigade d'hommes et de femmes en blouse blanche.
- Mes chers confédérés, c’est un grand plaisir de vous voir tous ici réunis au camp de base. De nouveau, bienvenue à Néo-Bakel, la concrétisation de notre ambition pour la Fédération du Mandé et l’Afrique tout entière. Ce qui hier n’était qu’un rêve de reconquête de la terre de nos ancêtres est aujourd’hui réalité. Nous nous tenons en ce moment au niveau du sol redevenu fertile et accueillant et rien de tout cela n’aurait été possible sans le génie de nos chercheurs. Alors je laisse la parole à la professeure Diarra afin qu’elle vous explique ce qui a été réalisé ici. Une femme d'âge mûr s'avança et sa voix claire s'éleva.
- Néo Bakel est une prouesse scientifique. La preuve que l’Afrique d’aujourd’hui est à la pointe de la technologie, et plus forte que jamais. Il y a dix ans, quand le management du CUF nous a demandé l’impossible, rendre la zone habitable, nous n’avons pas hésité et nous avons répondu oui. Dès le début, les défis ont été légion mais patiemment et avec ténacité, nous les avons relevés un à un. Notre premier souci fut d’identifier toutes les contaminations auxquelles nous avions à faire. Il y avait notamment des résidus de pesticides, des métaux lourds issus de l’activité minière et enfin des étendues sans fin de Bryum cyanide. Je vous épargnerai les détails trop fastidieux, mais en dix ans nous avons mis au point des nanorobots capables de fixer les métaux lourds et de les extraire du sol. Nos botanistes et entomologistes ont développé une race de coccinelle capable de se nourrir de Bryum et d’absorber les pesticides rendant ainsi la terre viable et cultivable. Les résultats de nos travaux ont dépassé nos espérances les plus folles et je suis fière de dire que nos équipes ont réussi à faire de Néo Bakel un nouvel Eldorado.
Le tonnerre d’applaudissement qui suivit le discours fut assourdissant. Lalla ressentit les vibrations d’enthousiasme dans tout son corps. En quelques minutes, la Professeure avait fait naître un espoir démesuré. Le temps était venu de retourner à la terre, de la fouler et de la cultiver. Et comme invoquées par la ferveur de l'assemblée, les plaques de métal formant le dôme de l’Atrium s’écartèrent laissant apparaître le ciel bleu parsemé de nuages cotonneux et plus bas, la plaine de Néo-Bakel qui s’étendait à perte de vue. Lalla fut prise de vertiges et son cœur battait à tout rompre alors qu’elle essayait de graver dans sa mémoire tous les détails du paysage qui s’offrait à elle. Quelle excitation que de contempler pour la première fois un tapis d’herbe verte, le sol rouge perforé par les rochers saillants et au loin une rivière sinueuse à la surface irisée par le soleil. Jamais elle n’aurait imaginé depuis les immeubles de son enfance ; résolument accolés les uns aux autres, voir un jour si loin à l’horizon. Pour Lalla, comme pour tous les gens présents, ce jour-là, l’ouverture du dôme marqua la fin d’une vie sans ciel ni terre.
Les jours qui suivirent, Lalla se réveilla en sueur hantée par le même cauchemar qui s’achevait invariablement par un cri lugubre comme la mort. Quand elle ouvrait les yeux, le soleil n’était jamais levé. Alors pour revenir parmi les vivants, Lalla rejoignait l’Atrium pour admirer les premiers rayons du soleil caresser la terre. Pendant la journée, elle répétait sans relâche ; puisant sa motivation dans la certitude que bientôt, elle sentirait la terre sous ses pieds et contre sa peau. Lalla avait opté pour une chorégraphie ancrée au sol, peu de sauts, beaucoup de pas, et même quelques roulades. Son groupe jouait toute la journée et elle dansait au son de leur musique. Le soir, Lalla était vannée, ses muscles étaient fatigués et ses pieds endoloris. Mais elle accueillait la douleur avec bonheur, car elle était synonyme de maîtrise et de progrès. Lalla sentait dans son corps fourbu que sa chorégraphie serait parfaite. La veille de la cérémonie, Lalla fit une étrange rencontre. Alors qu’elle se reposait seule avant de retourner dans ses quartiers, quelqu’une se mit à parler derrière elle.
- Rends hommage à la terre comme tu vénères ta mère.
Respecte la terre comme tu honores ton père.
Car elle te porte, te nourrit, et t'accueille en son sein.
À côté d'elle, comme surgit de nulle part, se tenait une petite vielle courbée par les années, mais à l'œil vif et pétillant comme un espiègle enfant.
- Vous voir répéter à longueur de journée, m’a inspiré ces quelques vers. C’est un plaisir de vous regarder danser.
- Merci.
- J’espère que je ne vous dérange pas.
Évidemment que vous me dérangez, Lalla pensa très fort. Mais par politesse, elle répondit :
- Non. J’en ai fini pour aujourd’hui.
- Alors peut-être que je peux vous tenir compagnie un moment. Je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de discuter depuis que je suis arrivée.
Lalla aurait préféré aller se reposer et laisser la rombière toute seule, mais ses parents l'avaient mieux élevée que cela.
- Je vous en prie. Et en s’asseyant à même le sol, Lalla demanda.
- Qu’est-ce qui vous amène à Néo Bakel ?
- Je suis descendante de griot et poétesse. Les dirigeants du CUF avaient pensé que comme les grands rois du passé, ils avaient besoin des services d’une djéli diseuse de vérité et protectrice de la parole.
- Un des percussionnistes qui m’accompagne est djéli. Il s’appelle Madi Kouyaté. Il se peut que vous le connaissiez.
- Sans doute. Je suis Kouyaté moi-même. C’est peut-être un oncle, un cousin ou un neveu. Mais qu’importe en vérité, il est de ma famille et c’est un lien inaliénable. Même sans nous connaître, nous sommes unis
Un peu comme moi et Mayi, se dit Lalla. Une inconnue qui hante mes rêves et qui pourtant me semble si familière.
Lalla resta silencieuse un moment, puis elle se sentit obligée d’expliquer.
- Toutes les nuits, depuis que je suis arrivée ici, je rêve d’une femme. Elle discute avec quelqu’un que je ne vois pas. Ils parlent d’un marigot et d’autres choses étranges. À chaque fois, je me réveille au cri déchirant de la personne invisible et j’ai l’impression que je vais mourir.
- Les marigots étaient des étendues d’eau où les esprits venaient s’abreuver. Rares étaient ceux qui pouvaient les voir et les entendre. Mais peut-être êtes-vous capable de les discerner. Vous êtes une danseuse, votre corps est une antenne réceptive aux signaux du Monde. Écoutez avec attention. Il se peut que vous vous retrouviez connectée à l’Univers tout entier.
Et sur ses mots mystérieux, la vieille Kouyaté s’en alla.
Le lendemain, Lalla rêva encore. Mais cette fois, Mayi était seule, immobile et silencieuse. Il n’y eu pas de cri non plus et Lalla se réveilla en douceur. Mon rêve a changé, songea-t-elle. Est-ce un bon ou mauvais présage ? Difficile à dire. Mais peu importait, car la cérémonie ce tenait ce matin-là. Il fallait se concentrer et pour cela, Lalla avait un rituel. Elle prit une douche froide et s’enduit de karité. Elle alluma de l’encens guéni pour se parfumer, passa une longue robe fluide de couleur verte et se rougit les lèvres. Une fois prête, elle se rendit à l’Atrium ; où ses musiciens l’attendaient déjà. De l’Atrium, elle rejoignit le pont qui descendait jusqu’à la scène dressée au-dehors. Les premiers accords retentir et Lalla se tint plus droite face à son public.
Il y eut d’abord une rotation de la tête puis un roulement d’épaule et soudain Lalla ouvrit les bras, prête à embrasser la musique. Tap tap tap. Elle virevoltait gracieuse et légère. Un pied posé au sol l'autre élancé vers le ciel. Une pirouette habile et quelques petits pas l’amenèrent au bord de la scène. Le sourire sur son visage racontait le bonheur d'être là et de bouger libre et sans entraves. Sans limite. Pourquoi s’arrêter sur la surface lisse du podium quand la terre était là à portée de main. Lalla sauta et pour la première fois foula le sol fraîchement dépollué de Néo Bakel. Le contact avec la terre douce et fraîche sous ses pieds ouvrit quelque chose en elle. Lalla se cabra et mit les mains à terre. Elle s’allongea et posa la tête comme sur le sein de sa mère. Les yeux fermés, le passé surgit derrière ses paupières. Elle vit Mayi lui sourire. Derrière cette dernière, se tenait un être impossiblement grand, les contours de son corps étaient flous mais sa présence si nette. Un cri retentit dans l’esprit de Lalla, celui-là même qui ponctuait ses cauchemars puis une voix s’éleva.
- Lalla, tu es descendante de Dembélé, héritière du Dakan. Voilà qu’aujourd’hui tu foules la terre et renoues avec tes ancêtres. Dance, apprends, et soit initiée.
Ces mots plongèrent Lalla dans une transe. Pendant de longues minutes, elle ondula sur la mélodie, écoutant de tout son corps. Chaque entrechat, chaque arabesque en écho à l’histoire qui lui était révélée à elle seule. Finalement, alors que son esprit fut sur le point d'exploser et son corps de lâcher, elle s'effondra. Un accord de musique la ramena dans le présent et d’une roulade elle se redressa avant de bondir vers le ciel, dans un élan surhumain. Quand Lalla retomba, immobile, la musique aussi s’arrêta. Le public stupéfait, reprit son souffle et parti dans un tonnerre d’applaudissement.
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